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Le 28 septembre dernier, l’organisation Nègès Mawon a organisé une marche à Port-au-Prince, à l’occasion de la jounée internationale du droit à l’avortement. Pour l’occasion, des féministes de diverses organisations ont pris les rues pour réclamer l’avortement légal, sécurisé, libre et accessible en Haïti. Cela a alimenté la toile.
Nous sommes le 28 septembre 2023, dans les rues de Port-au-Prince. Un groupe de femmes, accompagnées de quelques hommes, marchent, pancartes à la main sous le regard curieux des passants. Sur les pancartes, on peut lire diverses revendications : « L’Etat ne peut pas pénaliser mon choix ! » , « Les femmes doivent être libres de décider sur leur pouvoir d’avortement » … En effet, plusieurs dizaines de femmes provenant de différentes organisations féministes comme Dantò, Marijàn, Gran Jipon, etc. se mobilisent à l’occasion de la journée internationale du droit à l’avortement. Le rendez-vous était fixé à l’Avenue Martin Luther King à partir de 10h AM par l’organisation Nègès Mawon. Et, peu de temps après, le groupe a commencé à grossir et à se déplacer vers d’autres coins du centre-ville.
« Durant la marche, beaucoup nous adressaient un mauvais regard et/ou lâchaient des mauvais commentaires » confesse Naima Andris, une des féministes de Nègès Mawon ayant participé à la marche, interviewée par Banj Media. Certains disaient que nous n’avions probablement rien d’autre à faire, sinon d’inciter les femmes à pratiquer l’avortement. Pourtant, « il ne s’agit pas de promouvoir l’avortement mais de demander que l’avortement soit légal, sécurisé, libre et accessible en Haïti », ajoute t-elle. La jeune fille explique que la législation haïtienne pénalise la pratique alors que presque tout le monde sait qu’elle est fréquente dans le pays. Le hic est que l’avortement est pratiqué clandestinement, quitte à mettre la vie des femmes enceintes en péril.
Selon le Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), les avortements dans les mauvaises conditions contribuent considérablement dans le taux élevé de mortalité maternelle en Haïti. En outre, il est ici question d’interruption volontaire de grossesse (IVG). D’un côté, des femmes vont trouver des charlatans pour les aider à avorter. De l’autre, il y a celles qui restent chez elles ou vont chez un proche pour s’en assurer. Cependant, les méthodes utilisées sont souvent très risquées. Il peut s’agir par exemple de mélanges comme le tabac et le coca ou composées de plantes médicinales. Ce sont des vies qui sont en danger, explique Naïma qui ne comprend pas que des internautes leur reprochent de toucher un problème non urgent, voire pas important dans le pays.
Le fait est que « nombre de femmes meurent à cause de l’avortement clandestin ». Là encore, la précarité économique est un facteur incontournable. Si des femmes ne peuvent que recourir à des alternatives dangereuses, « d’autres ont le luxe d’aller voir un médecin pour assurer leur avortement et ce, à des frais potentiellement élevés » fait savoir Naima. Mais, qu’en est-il de celles qui n’ont pas le niveau économique assez élevé pour assurer de tels frais ? ». C’est ce qui a incité les féministes à demander à l’Etat haïtien que l’avortement soit non seulement légalisé mais aussi accessible à toutes les femmes, quelque soit leur statut. Cela permettrait que l’avortement soit, du coup, plus sécurisé et se fassse dans de bonnes conditions.
En tout cas, les raisons de cette marche organisée par Nègès Mawon sont multiples. Cependant, tout tourne autour de la pénalisation de l’avortement. Si de nombreux pays ont jugé nécessaire de légaliser cette pratique, il n’en est rien pour Haïti. Selon l’article 262 du Code Pénal de 1835, quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violence, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion. La même peine sera prononcée contre la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement est suivi. Les médecins, chirurgiens, et les autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens, seront condamnés à la peine des travaux forcés à temps, dans le cas où l’avortement aurait eu lieu. Et, quoique la pratique continue à se faire clandestinement, la loi reste inchangée.
Outre les risques encourues, est à souligner que « toutes les femmes n’ont pas l’instinct maternel » déclare Naima Andris. Selon la jeune étudiante, être femme ne veut pas forcément dire avoir l’instinct maternel ni être appelée à devenir mère. A en croire ses mots, criminaliser l’avortement revient donc à dire que les femmes n’ont pas autorité sur leur propre corps ou sur leur sexualité. C’est ce que nombre de féministes ont voulu dénoncer en écrivant sur les pancartes des phrases comme « les femmes doivent avoir la liberté de décider de leur pouvoir de reproduction » ou encore « ni Dieu, ni époux, notre corps nous appartient ». Toujours est-il que le sujet reste controversé, surtout pour ceux et celles qui ont grandi dans un milieu religieux chrétien, le cas d’Hadassa (nom d’emprunt).
« J’ai grandi dans une famille chrétienne et je suis moi-même chrétienne », confie Hadassa à Banj Media justifiant ainsi que son approche de l’avortement est différente. « J’ai quelques réserves sur l’idée selon laquelle la femme est seule à décider sur son corps et sur son pouvoir de reproduction » explique celle qui a rejoint l’organisation au début de l’année 2023. Décider d’avorter, selon cette dernière, ne revient pas qu'à la mère. « L’acte (consenti) a été fait à deux, la décision ne peut être prise seule. Et, la vie d’une tierce personne est en jeu. Ce faisant, j’estime qu’une seule personne ne devrait pas décider pour trois », déclare-t-elle. En tant que chrétienne, Hadassa raconte aussi qu’elle accorde de l’importance à la vie. S’agit-il d’un fœtus ou d’un embryon au moment de l’IVG? questionne-t-elle. Cette différence est importante pour déterminer s’il s’agit d’un crime ou non.
Pour Hadassa, il ne s’agit pas d’une masse de sang qui sera jetée, contrairement à ce que croient et clament d’autres féministes comme celle qui tenait la pancarte « Je n’avorte pas d’un enfant, j’avorte d’une masse de sang » durant la marche. Toutefois, Hadassa reconnait aussi que certaines grossesses peuvent être non désirées surtout celles qui proviennent d’un viol. Cela dit, elle estime que la pénalisation de l’avortement devrait être conditionnelle. En tout cas, en plus de ses convictions chrétiennes, la jeune féministe ne se sentait pas prête à affronter les retours de la société haïtienne dont le sujet est objet de discordes.
« Etre féministe a un coût social » clame Naima Andris. Celle-ci a intégré Nègès Mawon en 2021 et est actuellement responsable des membres et bénévoles de l’organisation. La jeune fille raconte qu’elle a été choquée de recevoir des propos blessants et négatifs après la marche. D’un côté, il y avait les internautes. De l’autre, les proches. « Certains m’ont craché à la figure qu’ils savaient certes que j'étais feministe mais ne pensaient pas que je dépassais les bornes à ce point, en violant les valeurs morales et religieuses ». Une chose est sûre : « Etre féministe c’est être marginalisée par rapport aux normes et constructions sociales face auxquelles tu te dresses en soulevant certaines problématiques qui fâchent », le cas de la dépénalisation de l’avortement. Toutefois, s’il fallait payer le prix pour interpeller l’Etat, les féministes de Nègès Mawon, entre autres, l’ont fait.
Leila JOSEPH