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Études universitaires en Haïti : Un pari qui n’est pas gagné d’avance
Si entrer à l'université en Haïti est difficile, il n’en est pas moins pour la poursuite et l’achèvement des études. Les obstacles et défis sont nombreux et ils ne cessent de croître dans ce contexte d’insécurité. Des étudiants haïtiens, interviewés par Banj Media, décrivent ce parcours parsemé d'embûches.
« Beaucoup m’avaient conseillé de ne pas entamer d’études universitaires en Haïti, et surtout pas en faculté d’Etat. Pour eux, étudier en Haïti est une énorme perte de temps, dans un pays où les universitaires ne sont pas reconnus à leur juste valeur », confie Roobens, étudiant en communication sociale à Banj Media. Malgré toutes les paroles décourageantes, ce jeune homme a intégré la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) en 2018. Et, actuellement en 2024, il n’a toujours pas pu boucler. « Mes amis ne cessent de me rappeler le conseil qu’ils m’avaient donné maintenant que cela fait 5 ans que j’ai entamé une étude qui ne devrait durer que 4 ans », ajoute-t-il.
Un parcours parsemé d'embûches
Entamer des études universitaires en Haïti n’est pas chose facile. Les boucler, encore moins. L’accès même aux universités et/ou facultés est difficile. En effet, « l’université d’Etat d’Haïti (UEH) n’arrive pas à satisfaire les demandes, ni à la capitale ni dans les villes de province [1] ». En parallèle, « la majorité des jeunes désireux de poursuivre des études au niveau de l’enseignement supérieur ne sont pas en mesure de payer les frais que réclament les établissements à but lucratif de ce niveau [2] ». C’est pourquoi l’entrée en faculté d'Etat est une course effrénée que de nombreux jeunes entreprennent chaque année. Elle se fait sous base de concours ; Il y a donc beaucoup d’appelés (postulants) mais peu d’élus.
Après être entré à l' université, le pari n’est pas gagné d’avance. Il reste encore à poursuivre les études et à les achever. Or, les défis sont nombreux pour l’étudiant haïtien. « Les conditions de vie des étudiants sont difficiles. Il y a une absence d’offre de services spécifiques, par les œuvres universitaires, pour faire face aux problèmes quotidiens rencontrés tels que les difficultés d’accès à l’eau, à l’électricité, à l’internet, les problèmes de transport public et de logement [3] », souligne Laetitia Gérard, docteure en sciences de l’éducation, dans un article faisant état des lieux de l’enseignement supérieur en Haïti. Et, la conjoncture critique est une goutte d’eau qui tend à faire renverser le vase.
L’équilibre précaire entre études et sécurité
« J’ai dû changer de commune deux fois au cours de ces trois derniers mois. L’incertitude plane et devient de plus en plus lourde. S’adapter et rester concentré dans ces conditions n’est pas une chose aisée » reconnaît Roobens. En effet, depuis quelques mois, l’insécurité s’étend de plus en plus dans le pays. Il y a de plus en plus de zones ciblées par des bandits, certains deviennent même des territoires perdus. Ce qui contraint de nombreux étudiants à quitter leur maison. Le cas de plusieurs étudiants qui habitaient à Carrefour, Carrefour-Feuilles, la Plaine, Fontamara etc. Certains font le choix de fuir leur nid pour poursuivre leurs études. Une situation qui devient assez récurrente avec les blocages de route et les guerres des gangs qui nuisent aux déplacements. À titre d’exemple, Altanase est un étudiant dans deux facultés à Port-au-Prince. Toutefois, habitant Léogâne, l’insécurité à Martissant lui a fait perdre deux années d’études.
Ils sont nombreux aussi à aller habiter chez des amis, des familles pour devenir plus près de leur faculté d’appartenance. Malheureusement, les facultés et universités ne sont pas épargnées. Beaucoup ont dû fermer leurs portes à plusieurs reprises à cause de la conjoncture. Dieunie, entre autres, est une étudiante en sciences de l’éducation à l’université autonome de Port-au-Prince. Sa faculté se trouvant à Santo, l’insécurité de la zone a complètement chamboulé son parcours. Les risques devenaient trop pesants pour les professeurs et pour les étudiants », confie-t-elle à Banj Media. Ce qui causait l’indisponibilité de certains cours et de certains professeurs. Toutefois, finalement, « je ne pouvais plus me rendre sur les lieux. Du coup, on nous a proposé des cours en ligne », lâche-t-elle. Une méthode qu’elle juge insatisfaisante et mal appliquée. Si elle essaie de persévérer avec les moyens du bord, elle raconte que ses camarades sont nombreux à abandonner.
Le dilemme des étudiants
« Abandonner n’est pas une option », clame, pour sa part, une jeune étudiante de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l’UEH à Banj Media. Pourtant, elle précise que la situation la pousse à bout. « J’ai beaucoup de difficultés de concentration en ce moment. Je sens que je pourrais donner de meilleurs résultats mais je suis en train de me forcer à étudier, à rédiger mes devoirs. J’arrive même à me questionner sur la finalité de tous ces sacrifices », lâche-t-elle. Cependant, « j’ai fait beaucoup de sacrifices pour réaliser mes études universitaires. J’y ai consacré beaucoup de temps et d’énergie : Des nuits sans sommeil, des moments où je ne pouvais même pas manger comme il fallait etc. », explique-t-elle. C’est pourquoi elle n’entend pas baisser les bras, surtout en pensant aux sacrifices de ses parents.
Néanmoins, tous les étudiants n’ont pas cette résilience. « Je viens de redoubler la troisième année de la faculté mais pour être franc, ce n’est pas uniquement dû à l’insécurité » raconte Didier. « Je sens qu’il n'y a plus d’avenir pour les jeunes de nos jours dans ce pays. Et, le programme Humanitaire de Joe Biden était lancé alors que j’étais en période d’examen. Je n’étais plus intéressé par les examens, trop préoccupé à me préparer à toute possibilité de quitter le pays », confesse-t-il. Ce dernier ne cache pas son ras-le-bol avec le pays qu’il veut à tout prix quitter. C’est une alternative à laquelle pensent beaucoup d’autres étudiants interviewés par Banj Media. « Je suis démotivé à continuer mes études, je veux juste apprendre quelque chose qui va durer deux ans maximum et voyager pour aller travailler à l’étranger » fait savoir Wolf, étudiant à l’Institut des Hautes Etudes Commerciales et Economiques (IHECE).
Les répercussions sur la vie des étudiants
« Parfois, je pense à tout laisser tomber. Entre mes attentes qui ne font que retarder et mes parents qui me mettent la pression, je plonge dans une grave dépression » fait savoir Abdias, étudiant finissant à la FASCH. Et, il n’est pas le seul. Beaucoup se sentent retardés également à cause des obstacles les empêchant de boucler leurs études dans la durée convenue. Patrick (nom d’emprunt) a entamé ses études universitaires en 2015 à la faculté d’ethnologie. Et, c’est actuellement en 2024, qu’il est enfin mémorant. « Après des crises récurrentes dans la faculté occasionnant des fermetures, je suis passé à autre chose en 2018. Mais, en 2020 j’ai repris pour boucler 3 ans plus tard, soit en 2023 » raconte celui qui, en total, y a passé 8 ans.
Pour Stanley, étudiant en topographie à l’UEH, le fait de ne pas pouvoir achever ses études n’est pas sans conséquences. Il a plus de 3 années supplémentaires à sa faculté et explique qu’il a raté plusieurs opportunités de travail, n’ayant pas encore décroché son diplôme. Murette, étudiante à la FDSE, partage cet avis : « Ces circonstances m’affectent à tous les niveaux. Cela retarde les projets que je m’étais fixée. C’est parfois une énorme charge émotionnelle qui pose sur mes épaules. Et sur le plan professionnel, les ressources et opportunités sont très limitées », raconte-t-elle.
En tout cas, « Même si j’ai l’impression d’être toujours en retard, malgré tous mes efforts. Pour garder la tête hors de l’eau, je me dis que c’est le prix à payer, étant Haïtien issu du petit peuple », déclare Abdias, faschelois depuis 2018. Si l'on se tient aux inégalités sociales qui ne cessent d'augmenter, ce dernier n'a pas tort. Nous faisons face à un système scolaire/universitaire qui n'arrive pas à satisfaire la masse. “ Wòch nan dlo pa konn doulè wòch nan solèy”, comme le dit l’adage haitien. Et, étudier en Haïti, surtout pour les plus vulnérables, est un luxe que, même quand ils arrivent à se permettre, reste loin de l'idéal.
Leila JOSEPH
N.B. : Les témoignages ont été recueillis dans le cadre d’une enquête via un formulaire Google partagé à travers les plateformes numériques.
Références
[1] Kénold MOREAU, Haïti Perspectives, vol. 2, #1, Printemps 2013.
[2] Kénold MOREAU, Haïti Perspectives, op. cit.
[3] URL : https://cooperationuniversitaire.com/2017/05/03/etat-des-lieux-de-lenseignement-superieur-en-haiti/ , consulté le 11 février 2024.