Banj Media, est un média inclusif et alternatif qui s’adresse aux générations connectées. À travers nos missions, nous nous engageons à fournir à notre public des informations, des analyses, des opinions et des contenus captivants qui reflètent la diversité et les intérêts de la jeunesse haïtienne.
Étudier à Port-au-Prince : Les défis des jeunes étudiants haïtiens venant des zones de province
Beaucoup de jeunes haïtiens sont contraints de quitter leur ville natale pour venir étudier dans la capitale. Ce choix, dévoilant leur désir de construire leur avenir (professionnel), est pourtant très risqué. Loin du nid familial, ils connaissent toutes sortes d'épreuves et de difficultés durant leur parcours.
« J'ai décidé de venir faire mes études universitaires à Port-au-Prince parce qu’aucun établissement dans les environs n’offrait la discipline que je rêvais d’étudier. Ce n’est que dans la capitale que je pouvais venir l’étudier ». C’est ce que confie Yvlène, une étudiante de l’Université d’État d’Haïti qui vient de Petit-Goâve, dans un entretien avec Banj Media. Elle n’est pas la seule à avoir dû quitter sa ville natale pour venir étudier dans la capitale. Ils sont effectivement nombreux à emprunter cette voie. Le fait est qu’il y a une pénurie d’universités et de facultés dans les zones de province. En effet, le problème de décentralisation dans la fonction publique touche particulièrement le milieu universitaire. Pourtant, la Constitution de 1987 du pays prévoit, en son article 64, que : « L’État a pour obligation d'établir au niveau de chaque section communale les structures propres à la formation sociale, économique, civique et culturelle de la population ». Cependant, la capitale est une condition sine qua non pour beaucoup afin d’effectuer leurs études universitaires.
Transition : vie urbaine et vie rurale
« Ce n'est pas du tout facile pour nous, les jeunes, de quitter notre ville natale pour venir étudier à Port-au-Prince. Nous devons apprendre à nous responsabiliser et à construire notre avenir, seuls, loin de nos proches », confie Louchenie, une jeune gonaivienne qui, elle-aussi, est venue étudier dans la capitale. « Personnellement, je serai l’une des premières jeunes filles à obtenir sa licence dans mon quartier de provenance. Je sens que je suis en train de relever un véritable défi », affirme-t-elle. Toutefois, malgré l’espoir et la fierté ressentis, les craintes sont nombreuses. “Pòtoprens se tè glise, pòtoprens vann, li pa bay papye…” Ce sont des expressions que les parents partagent souvent avec leurs enfants pour les mettre en garde. La capitale est effectivement un terrain glissé, une zone à risques… Laisser le berceau familial et venir dans cette ville peut chambarder son train de vie. Les habitudes sont différentes, tout comme les infrastructures, la conjoncture, et même les gens. Louchenie en est consciente.
« Dans les premières années, c'était vraiment difficile pour moi de m’adapter à la vie à Port-au-Prince qui est nettement différente de celle des villes de province », avance-t-elle. « Loin des parents, du confort familial, c'est un tout autre mode de vie où je devais apprendre à me prendre en charge, à subvenir à mes besoins, à devenir autonome ». Si la transition est si difficile, le logement y est pour quelque chose. Pour plus d'un, c'est une première de quitter son nid familial. Et, trouver une maison et/ou un foyer d’accueil n’est pas facile. « J'ai, en premier lieu, logé chez des gens avec qui je n'avais pas vraiment de proximité auparavant. J’avais du mal à m’adapter », confie Louchenie à Banj Media. Une expérience qui, selon elle, n'a pas été très satisfaisante. Ce qui l'a poussée à louer sa propre maison.
Une vie de nomades
La situation d'Yvlène n'est pas moins différente. « Dans les premiers moments, j’ai eu beaucoup de mal à trouver une certaine stabilité. J’ai dû faire face à beaucoup de difficultés pour trouver un logement. Je me suis logée, dans un premier temps, chez des gens dont le traitement laissait à désirer. J’ai donc dû penser à louer un espace », raconte-t-elle. « Chaque année, il me fallait chercher une nouvelle maison. Et, actuellement, je suis finalement contrainte de loger chez quelqu’un d’autre parce que trouver un espace à louer était difficile, » ajoute-t-elle en faisant référence tant aux coûts qu'à l'accessibilité à un espace convenable. Effectivement, certains doivent chercher à louer une petite pièce selon leurs faibles revenus. Sinon, les alternatives peuvent être de dormir à la faculté, dans un campus, chez un camarade, un membre de famille ou dans une église. Ce sont là des sacrifices qu'ils sont prêts à faire pour assurer leurs études. Nul n’est besoin de préciser comment les conditions de vie sont à ce stade difficiles, voire pitoyables.
Et, l'insécurité ne fait qu’empirer leur situation. « Ayant quitté ma ville natale pour venir dans la capitale, j’ai loué une maison à Carrefour-Feuilles que j’ai dû laisser à cause des bandits. J’aurais pu retourner chez moi en province, mais les routes sont bloquées », fait savoir Louchenie qui, à deux reprises, a dû fuir là où elle avait fait sa demeure, mais qui, malheureusement, était devenue la cible de gangs. L’artiste BIC Tizon Dife n’a pas tort de décrire ainsi la capitale : « Pòtoprens tèt fè mal, Pòtoprens kosovo, Pòtoprens mafyozo ». Il est clair que venir ici demande beaucoup de résilience et de compromis.
La précarité économique
À noter que “etidyan pa gen lajan”. Pourtant, les frais sont nombreux pour assurer l’achat des documents et autres fournitures, le transport, la nourriture, le logement, pour ne citer que cela. Or, ceux-ci ne sont plus sous le bonnet de leurs parents, du moins plus totalement. Ils doivent donc apprendre à subvenir à leurs besoins seuls. Certes, leurs familles peuvent parfois leur envoyer de l'argent de poche pour survivre. Toutefois, l'inflation, la cherté de la vie et la pauvreté de ces familles sont pesantes. « Mes parents ne peuvent pas répondre à mes besoins comme il le faudrait parce que la vie est chère à Port-au-Prince », confesse Yvlène. Et, si, autrefois, il était possible pour eux de transporter des provisions alimentaires de leur zone, l'insécurité devient un obstacle majeur actuellement. « Avant, ma famille pouvait m’envoyer des provisions alimentaires, mais maintenant, je suis contrainte d'acheter des produits qui sont à des prix exorbitants ici dans la capitale », confie-t-elle.
Avec le blocage des routes et les guerres des gangs, les déplacements sont effectivement de plus en plus limités. « Je vis très mal la situation actuelle. Je trouve anormal le fait que mes déplacements soient limités dans mon propre pays. Toute ma famille est en province et je ne peux même pas aller les voir » confesse Yvlène sur un ton des plus tristes. Port-au-Prince devient donc cette prison, même pas dorée, ou ils sont cloîtrés sans loisirs, sans parents, sans paix… Une vie qui devient baignée de peur, de crainte, d'inquiétude, de stress …« Mon plus grand défi est de poursuivre mes études malgré toutes ces difficultés » affirme-t-elle.
Résilience malgré tout !
Pour sa part, Louchenie raconte que : « La situation est difficile tant pour moi que pour ma famille. Parfois, ma mère pleure quand elle me parle au téléphone, sachant que j’ai laissé ma maison et que je me trouve comme exilée dans la capitale ». De plus, « mes parents sont toujours inquiets et stressés, surtout à cause des nouvelles. Parfois, ma mère me demande de tout abandonner en me proposant de couvrir toutes mes dépenses. Elle me reproche parfois de courir trop de risques ». Yvlène aussi doit vivre une telle situation. « Je me sens exclue dans ma propre famille parce que je suis absente dans la plupart des événements importants. Eux aussi le vivent mal. Ils auraient aimé que je passe plus de temps avec eux », souligne-t-elle.
En tout cas, si venir étudier à Port-au-Prince apporte tous ces maux, cette expérience a ses avantages. « Cette expérience m’a permis de gagner en maturité. J’ai appris à vivre seule, à gérer mes économies, à vivre avec les principes que ma famille m’avait inculqués alors que je suis pratiquement livrée à moi-même » estime la petit-goavienne. Louchenie est du même avis. « Cette expérience m'a aidé à grandir, à avoir une maturité que je n’avais pas auparavant et je suis devenue autonome. C'est sûr que si je n'étais pas venue à Port-au-Prince, je ne serais pas cette femme que je suis aujourd’hui. Je suis sur la voie d’atteindre mes rêves et cela n’a pas de prix ».
Leila Joseph